samedi 7 juillet 2012

Le Neveu de Rameau

Il y a cinq ou six ans, mon professeur de français m'a offert un livre.
Le Neveu de Rameau, de Diderot.

Je devais être en première.
Il me l'avait confié avec un genre de lueur dans les yeux, comme convaincu que j'y trouverais quelque chose d'unique, de spécial. Je me trompe peut-être, mais aujourd'hui encore, quand je le vois me tendre l'objet, je vois le livre, et son regard.

Ce livre, je ne l'ai jamais lu.
D'abord par flemme. Je l'ai laissé traîner là, sur ma table de chevet, sur mon bureau, dans ma bibliothèque. Je sais qu'il faudrait que je le lise, ce foutu bouquin.

Aujourd'hui, il trône sur mon bureau, entre La Vie de Marianne et Opuscules sur l'Histoire. Deux livres étudiés à la fac, que j'ai pris, lus, annotés, relus, reposés, cent fois au cours de l'année.

Entre les deux, Diderot traîne. C'est une édition sans grand intérêt, probablement publiée quelque part durant les années 70, qui porte l'odeur du vieux papier, et jauni comme un livre qui se meurt.
Il ne se passe pas une journée sans que mon regard se pose dessus. Comme si à tout instant, je pouvais décider de le saisir et de le dévorer.

Je n'y touche jamais.
Je sais que le jour où je me résignerai enfin, je devrai accepter de n'y trouver que les histoires que l'auteur a écrites, et pas celles que je voudrais y lire.

mercredi 18 avril 2012

Phénoménologie du Chiffon Antistatique


-          Il faudra que tu m’expliques un jour pourquoi tes lunettes sont toujours aussi dégueulasses.
Je la regarde d’un air indigné.
-          Ça me semble évident.
-          Ah oui ?
-          Oui. Ces lunettes ont vécu avec moi. Elles sont parties au bout du monde et en sont revenues. C’est à travers elles que j’ai affronté toutes les épreuves de la vie. Mon bac, mon premier rencard, ma première cuite, mes concours, mon premier concert. J’ai vu tout ce que le monde a vu, j’ai vu des choses que je serai le seul à jamais voir. 
Tout ce que j’ai vu, je l’ai vu du point de vue de ces lunettes. Chaque moment  a laissé une trace, une griffure, un peu d’encre, de poussière. Tu vois cette marque blanche incrustée dans la monture ? Juillet 2011. On bossait dans une école au fin fond de l’Argentine. Il y avait eu un incendie dans le dortoir des filles, rien de grave, heureusement. Du coup on a dû poncer le mur avant de pouvoir le repeindre. Avec juste du papier de verre et nos petits bras de touristes. Je crois que ces trois jours là, j’ai pris plus de saloperies dans les poumons que si j’avais passé dix ans à la mine.
Pourquoi tu voudrais que j’efface ça ? Ces expériences font partie de mon identité, elles m’ont forgé, en même temps qu’elles laissaient des traces imperceptibles sur ces lunettes. Les nettoyer, ça serait me dépouille de mon histoire. Ça ne serait pas juste. Chaque expérience laisse une griffure, une trace sur ces lunettes, et chacune d’entre elles met quelque chose devant mes yeux. Chacune de ces marques modifient ma vision du monde, de la même manière que mes expériences changent cette vision du monde. Ces marques sont là pour me rappeler, chaque jour, chaque instant, de ce que je suis. Quel sens auraient ses lunettes, si bêtement, elles me permettaient d’y voir ?

Quand je repense à ce moment, je l’imagine toujours écraser une cigarette, souffler sa fumée, et me regarder d’un air moqueur. En réalité, elle ne fumait pas. Je l’imagine simplement comme ça, pour lui donner une contenance, et de toutes façons, il y a bien longtemps que plus personne ne fume dans les lieux publics.

-          Tu as une métaphysique un peu compliquée. Je crois surtout que tu t’en fous.
-          Ça t’apprendra à poser des questions à la con.