vendredi 25 janvier 2013

Ombres - Partie I/II

 

AVERTISSEMENT : Le rapport suivant a été élaboré à partir des témoignages du principal témoin de l’affaire, le condamné lui-même. Devant la subjectivité des informations à notre disposition, ce rapport est donc d’une fiabilité toute relative, et ne saurait avoir de valeur juridique.

Le garçon passe un coin de rue en courant, manque de trébucher contre un tesson de vase qui traîne au sol. Il reprend son équilibre de justesse, et, sans cesser sa course, passe l’arche qui marquait l’entrée de l’artère principale de la ville.
Il court encore quelques instants, esquive une charrette qui passe devant lui, et disparaît entre deux chevaux qui passent. Il n’y a plus que le mouvement continuel de la foule, la poussière que soulèvent les sabots des bêtes de somme, la fumée qui s’élève des cheminées et qui s’efface graduellement dans l’atmosphère.
La journée touche à sa fin. La lumière orangée de ces fins d’après-midi rase la ville, presque horizontalement, entrecoupée par les hauteurs des toits. De longues lignes s’étalent jusqu’aux murs. La poussière en mouvement donne corps à cette lumière immobile, comme hésitant entre l’illusion de l’instant qui fuit, et la certitude du temps immuable.

Deux gardes débouchent de la même rue que le garçon, en courant eux aussi, l’air à la fois inquiet et furieux. Mais l’enfant a disparu. Après quelques secondes de concertation, l’un des deux se dirige vers un homme adossé à un mur. L’homme lui pointe une direction, et le garde reprend sa lance, se remet à courir, tandis que l’autre fait demi-tour.

Le garçon n’est pas loin devant, et, pour être honnête, il n’a pas l’air inquiet. Un passant remarquerait de toute évidence son jeune âge – une dizaine d’années tout au plus. Il est n’est pas encore très grand, d’ailleurs, mais cela ne saurait tarder.
En regardant mieux, un passant verrait ses vêtements de qualité, ses cheveux châtain clair et légèrement bouclés, et même une hétérochromie qui déséquilibre son visage d’enfant. Il a un œil bleu, l’autre est d’un brun assez clair. Il regarde le monde d’un regard profond, et Dieu seul sait ce qui se passe dans sa tête.

Il regarde autour de lui, cherche un chemin dans le mouvement constant des véhicules autour de lui. La voie est libre jusqu’à un atelier de potier, non loin, et juste derrière, une ruelle s’ouvre. Il n’y a pas grand monde, personne n’ira le suivre là-bas.
A sa droite, des enfants de son âge cessent de jouer, et le regardent d’un air vaguement antipathique. Le garde se rapproche, regardant autour de lui. Il n’a pas encore repéré le garçon, mais cela ne saurait tarder. Le garçon se remet en route sans hésiter. Il part dans une direction, puis une autre, quelques secondes plus tard. Avec un peu de chance, les enfants de tout à l’heure le dénonceront et mèneront le garde dans la mauvaise direction.

Il s’arrête soudain. Devant lui, à quelques pas, se tient quelqu’un. Quelque chose. A vrai dire, il ne sait pas exactement ce que c’est. Ce n’est pas la première fois qu’il en voit, mais c’est la première fois qu’il peut les détailler avec autant de précision.
C’est une silhouette à forme humaine, qui semble porter un casque et une armure comme le garçon n’en a jamais vus. Le casque est gris, noir et terne, et couvre l’intégralité de son visage. Il n’y a pas de trous pour les yeux, simplement deux plaques d’une couleur étrange, comme un miroir cuivré. Le reste de son armure est relativement similaire, de cette matière étrange, qui n’est ni d’aucun métal qu’il connaisse.
Mais ce qui fait véritablement frissonner le garçon, c’est sa consistance. La silhouette n’est pas complètement matérielle, on voit à moitié, à travers le corps, les briques du mur juste derrière, légèrement déformées, mais visibles.
L’enfant en a déjà vu. Faute de savoir ce que c’est, il les a appelés les hommes-ombres. Dans la rue, personne ne semble leur prêter attention, et pour cette raison, il se doute que comme d’habitude, il est le seul à les voir.

Les hommes-ombres existent depuis aussi loin que sa mémoire peut l’amener. Il peut les voir depuis toujours, sans jamais en parler à personne. A cinq ans, il se confie à sa nourrice. Elle s’inquiète, mais incapable de les voir, celle-ci croit que l’enfant montre les premiers signes de folie.
Il renonce donc à en parler. Inutile de risquer son avenir entier par ce qu’il voit des silhouettes étranges. Elles ne lui font aucun mal. Elles sont simplement là, de loin, à le regarder. Un jour, une d’entre elle est apparue dans sa chambre, la nuit. Elle s’est approchée de lui, la main tendue, comme pour lui dire quelque chose, puis a disparu. Volatilisée dans les airs.
Il est rare, le reste du temps, que ces apparitions soient aussi claires. Le plus souvent, elles semblent le regarder de loin, à travers ce masque sans expression. Un jour, il voit une ombre sur un toit, assise nonchalamment sur une cheminée. Un autre adossée au rempart.

Le jeune enfant ne perd pas plus de temps à réfléchir. Entre l’homme-ombre et le garde, il a vite choisi, et fait demi-tour, profitant du passage d’une carriole à légumes pour s’y accrocher un instant. Le garde passe à quelques mètres de lui, sans le voir.

L’homme-ombre, en revanche, se met à le suivre, à pas tranquilles, comme s’il avait tout le temps du monde.

***
Le texte était un peu long, je le publie donc en deux fois. La suite dans quelques jours.