lundi 11 avril 2016

Rue du Faubourg Saint-Honoré

Je mets quelques secondes à comprendre ce qui m’arrive.
Je suis en train de traverser un porche richement décoré, rue du Faubourg Saint-Honoré. Un chasseur m’ouvre la porte, et me dévisage, au vol, d’un regard, mi-snob, mi curieux. J’imagine que si je passais la tête haute, avec assez d’assurance, il ne me dirait rien. Mais voilà, je n’ai aucune idée de ce que je fous là, je porte mon habituel jean délavé et mon grand manteau aux poches trouées, et qui sèment sur mon passage une traînée de cartes de visite, de tickets de caisse et de menue monnaie entassée là depuis la nuit des temps.
-        Je… Je suis invité à déjeuner par mes parents, dis-je, intimidé.
Et par ce que je me sens obligé de me justifier, j’ajoute :
-        Ils sont déjà arrivés.
Pour appuyer mon propos, je pointe du doigt, dans la cour, une minuscule Citroën biscornue, couleur orange fluo, et qui détonne fermement au milieu d’un océan de de berlines à l’arrogance présidentielle, et à côté desquelles patientent des armées de chauffeurs au garde-à-vous.
Le chasseur me laisse passer. Je traverse les couloirs avec une assurance retrouvée, et avise, au fond de la salle, ma mère qui me fait un grand signe du bras pour m’inviter à les rejoindre. J’ai à peine le temps de laisser mon manteau à une serveuse qu’on me tire une chaise et que ma mère demande :
-        On se prend une coupe de champagne ?
Mon père opine du chef avec un enthousiasme non dissimulé. Pour ma part, j’ai encore la gueule de bois de ma soirée de la veille – nous sommes un dimanche, il est midi, et à cette heure, j’ai pour habitude d’émerger péniblement et d’engloutir, en guise de petit-déjeuner, un épais cachet d’aspirine, dans l’espoir naïf, mais toujours renouvelé, que ma gueule de bois dominicale sera moins pénible que la précédente. Malgré cela, j’accepte la coupe de champagne, et de bonne grâce.
Les trois coupes arrivent. Je connais bien l’adage selon lequel le meilleur remède contre les lendemains difficiles est de continuer à boire – je n’ai simplement jamais pu m’y résoudre. En l’occurrence, quelques gorgées plus tard, l’alcool fait ses merveilles, mon mal de tête, bien que toujours présent, est relégué quelque part en arrière-plan et la conversation va bon train.
La coupe terminée, mon père passe de longues minutes à inspecter la carte des vins, les sourcils froncés, puis, d’un signe au serveur, lui désigne une bouteille sur la carte. Nous nous rendons au buffet pour remplir nos assiettes, et je profite de l’occasion pour me gaver d’œufs brouillés, de tranches de saumon sauceGravlax, de terrine au foie gras, de souris d’agneau, mais surtout d’œufs brouillés – par ce que j’adore ça, que le buffet est à volonté et par ce que j’ai l’appétit d’un ogre.
On parle de tout. De mes études qui touchent à leur fin, de ma petite amie, de mes projets, de leur maison qui sera un jour finie, des dernières expos, de notre famille, des événements récents. Mon stage de fin d’études touche à sa fin, et j’ai passé les dernières semaines à boucler des projets en retard – je n’ai fini que le vendredi soir, à une heure avancée de la nuit, et j’ai dû travailler pour des rapports destinés à ma faculté dans la journée du samedi. Dès que dix-neuf heures ont sonné, j’ai appelé mes amis à la rescousse, et nous avons passé l’essentiel de la nuit à nous saouler avec application.
La bouteille arrive, promptement débouchée puis goûtée par le paternel qui hoche la tête pour marquer son assentiment, suivi d’un des élégants euphémismes dont il est coutumier.
-        Ça me va.
Eux, ils reviennent d’une semaine dans leur maison de vacances. Leur programme est quelque peu différent du mien mais il n’en est pas moins rigoureux. Les journées commencent au marché, à six heures du matin, suivi d’un petit déjeuner, d’un footing, d’une occasionnelle partie de golf qui s’étend jusqu’à une heure avancée de la journée. Le reste du temps, mes parents le dédient à la lecture, à la piscine, au café, à l’apéro.
Ils sont rentrés en voiture de vacances avec l’une de leurs deux voitures. Le retour est marqué par un contretemps. Une Golf GTI grise, en instance de dépassement, qui, échouant à se ranger assez vite sur la voie centrale, perd contrôle, et, dans un tête-à-queue quelque peu chaotique, heurte successivement la rambarde intérieure, la voiture de mes parents, et un panneau de limitation de vitesse qui n’avait rien demandé à personne. Un peu sonnés, les occupants des deux véhicules sortent de la voiturent, établissent les dégâts et constatent avec soulagement que personne n’est blessé. Les voitures, elles, vont moins bien – l’aile avant, à gauche de la voiture de mes parents s’est froissée en absorbant le heurt, brisant au passage l’un des phares, et laissant par l’occasion fuir une vilaine traînée noirâtre qui vient s’écouler jusque dans le bas-côté.
La Golf, elle, s’est enfoncée dans le bloc de béton qui supporte le panneau de signalisation. Le châssis de la voiture et sa carrosserie semblent avoir voulu prendre deux chemins divergents, puisque la carrosserie s’est tordue vers le haut, comme pour regarder le ciel, alors que le châssis semble avoir préféré s’enfoncer dans le sol, dans une étrange démonstration de schizophrénie automobile.
Ma mère me raconte l’histoire sur un ton badin, sans conséquence. L’assurance leur payant la prise en charge de la voiture, eux ont préféré sauter dans le premier train rentrant à Paris et laisser à quelqu’un d’autre le soin de s’occuper de la voiture. Et moi, au restaurant, j’écoute, les bras ballants, l’histoire qui vient de leur arriver.
C’est à ce moment, dans le train du retour, qu’ils décident de m’appeler m’inviter au restaurant, me disent-ils. L’accident a condamné la voiture à un aller simple à la casse. Mes parents, eux, vont bien.
C’est à ce moment, entre la poire et le fromage, que je comprends pourquoi je déjeune avec eux ce jour-là. Je comprends pourquoi je suis là, avec une bouteille de vin, des œufs brouillés, une coupe de champagne et un chasseur snobinard pour me tenir la porte à l’entrée.
La coupe de champagne, ce dimanche à midi, célèbre le simple fait d’être en vie.

vendredi 26 février 2016

La Fracture Des Amoureux

C’est ce que m’a dit mon médecin. Il m’a dit plein d’autres choses sur les raisons de ma venue, et que, bien sûr, je n’ai pas écoutées. Une fracture interne, à peine perceptible à la radio, qui ne se laisse voir qu’après plusieurs semaines, associé à un œdème sous la peau et un déplacement interne, sources d’une douleur intense à chaque fois que je tente un pas. Mais surtout, ce diagnostic, énoncé avec une morgue qui ne peut possiblement appartenir qu’à quelqu’un qui pratique la médecine depuis plusieurs années.
-             On appelle ça la fracture des amoureux. Ne me demandez pas pourquoi.
J’aurais dû lui demander pourquoi, mais voilà. Mon médecin généraliste rigole toujours, même en regardant mes radios du pied. Depuis le temps, j’ai appris à le connaître, et surtout, à ne pas m’en formaliser. Mon médecin rigole toujours, et le pourquoi, en l’occurrence, je l’ai su bien assez vite. La fracture des amoureux, c’est une rupture dans le plus important des os du talon, le calcanéum. Les médecins appellent ça comme ça, par ce que c’est ce l’os que se brisent les amants surpris, qui sautent du haut d’un balcon en tentant d’échapper au conjoint de leur maîtresse.
Sur le moment, l’anecdote m’a fait rire. Elle n’aurait pas dû.
Cette fracture, je me la suis faite un week-end en Bretagne – et que ceux de mon entourage qui me connaissent savent que rien, jamais rien de bon ne m’arrive lors un week-end en Bretagne. Cet événement en particulier n’échappe pas à la règle. J’ignore pourquoi, mais pour moi, aller en Bretagne, c’est toujours une affaire de sentiments.
Sur le moment, je trouve spirituel d’évoquer le sujet avec Louise, au cours d’une soirée bien arrosée, organisée par l’entreprise où je travaillais à l’époque. Je lui en parle d’une voix douce et grave, parfaitement calculée, le tout avec un sourire partagé, lui aussi, travaillé au millimètre, en nous sommes là, à parler, les yeux dans les yeux, et l’ambiguïté de notre conversation crève l’écran. Quelqu’un rentre se servir un verre, puis nous voit, Louise et moi, parlant comme s’il n’existait pas, et il repart, sans un mot. Louise sourit, elle soutient mon regard, et les secondes s’allongent alors qu’on se regarde – le plus longtemps possible.
Louise, c’est une parleuse – Elle fait partie de celles qui passent leurs soirées dans la cuisine. Louise a un peu bu, et dans les ravages de l’ivresse, elle se penche vers moi, me prend la main, et dans les ondulations éthyliques qui rythment sa soirée, elle rapproche son visage du mien, me souffle la fumée de sa cigarette à la figure.
Juste à côté se trouve Ariane. Ariane, elle, c’est une danseuse. Quand elle s’est trouvée un gaillard aux pied léger elle lance des pas de danse, bouge ses épaules, et teste tout ce que son corps lui permet, le rock de bonne famille, l’électro des boîtes parisiennes, la funk cadencée des journalistes musicaux – tout. Quand elle s’est trouvé un partenaire, ses hanches s’agitent en rythme, dans un mouvement irrépressible qui ne s’arrête qu’au matin, quand la tête embrumée laisse enfin se reposer ses pieds las. Alors, et alors seulement, Ariane s’arrête de danser. Pour l’heure, il est tôt, et Ariane danse tant qu’elle le peut.
Elle danse, bien entendu, sans moi – d’une part par ce que mon pied, à défaut de plâtre, est fermement maintenu par les recommandations de mon médecin qui m’enjoint à trois semaines d’immobilisation totale, et d’autre part, par ce que m’exprimer en bougeant mes épaules, personnellement, j’en suis incapable. A peine forcé par les événements, je passe ma soirée en cuisine, fidèle à mes habitudes, et je parle avec Louise.
Louise me parle, et moi j’écoute tout mon saoûl, puisqu’après tout, je ne peux faire que ça, ce soir, et je ne peux pas m’empêcher de la trouver radieuse, malgré l’alcool, solaire, même, malgré l’évidence de son pas que je sais traître et hésitant.
Louise fait un pas en arrière. Elle porte un trench sans manches qui a pour fâcheuse tendance de lui échapper des épaules. Elle tente de réajuster un bouton, puis me demande de regarder ailleurs, ce que je fais, de bonne grâce. Louise a un peu bu. Je peux lui accorder cela. Quand je daigne reporter mon regard sur elle, le bouton fait toujours disgrâce à son corsage.
-        Laisse-moi t’aider, lui dis-je.
Je m’approche d’elle, attrape le bouton et le remets en place. C’est tout. C’est tout, mais quand je relève les yeux vers Louise, elle n’a pas cessé un instant de rayonner de son aura solaire. Elle ne le fait pas exprès, j’imagine, mais quand je relève les yeux, Louise a posé ses bras sur mes épaules. Nous sommes à quelques centimètres l’un de l’autre. J’ignore comment, mais j’ai mes bras posés sur sa taille. Elle ferme les yeux, penche un instant vers moi. Je sens son souffle et son parfum.
Peut-être est-ce l’alcool. Peut-être veut-elle m’embrasser. En cet instant, je la trouve sublime dans cette faiblesse, et moi, qui ai les bras sur ses hanches, je la regarde dans les yeux, mes lèvres à quelques centimètres des siennes.
Il me suffirait de joindre ma bouche à la sienne pour être un homme heureux. Pourtant, j’hésite, et cet instant d’hésitation dure une éternité. Pendant ce temps, Ariane danse toujours, inconsciente de ce qui se joue à quelques pas d’elle.
Ariane a délaissé son danseur, et est passée à d’autres rythmes. D’à côté, j’entends ses cris de joie alors que ses copines dansent avec elle. Je voudrais que cet instant de doute dure toujours, avec Louise dans mes bras et Ariane dans la pièce d’à côté, et d’un coup, je me sens humain, désespérément humain.
Je ferme les yeux, alors qu’Ariane danse à côté.
Ariane danse à côté, et elle danse seule, par ce que son mec s’est fait une fracture au talon en Bretagne.
Au prix d’un effort surhumain, je m’écarte de Louise. Ses bras lâchent mes épaules, et l’instant s’évanouit lentement. Personne n’a rien vu – personne d’autre que Louise, moi, et le temps écoulé entre nous.
L’espace d’un instant, je regrette de n’avoir pas été un connard. La fracture des amoureux, elle, se creuse, sans me demander mon avis.