vendredi 26 février 2016

La Fracture Des Amoureux

C’est ce que m’a dit mon médecin. Il m’a dit plein d’autres choses sur les raisons de ma venue, et que, bien sûr, je n’ai pas écoutées. Une fracture interne, à peine perceptible à la radio, qui ne se laisse voir qu’après plusieurs semaines, associé à un œdème sous la peau et un déplacement interne, sources d’une douleur intense à chaque fois que je tente un pas. Mais surtout, ce diagnostic, énoncé avec une morgue qui ne peut possiblement appartenir qu’à quelqu’un qui pratique la médecine depuis plusieurs années.
-             On appelle ça la fracture des amoureux. Ne me demandez pas pourquoi.
J’aurais dû lui demander pourquoi, mais voilà. Mon médecin généraliste rigole toujours, même en regardant mes radios du pied. Depuis le temps, j’ai appris à le connaître, et surtout, à ne pas m’en formaliser. Mon médecin rigole toujours, et le pourquoi, en l’occurrence, je l’ai su bien assez vite. La fracture des amoureux, c’est une rupture dans le plus important des os du talon, le calcanéum. Les médecins appellent ça comme ça, par ce que c’est ce l’os que se brisent les amants surpris, qui sautent du haut d’un balcon en tentant d’échapper au conjoint de leur maîtresse.
Sur le moment, l’anecdote m’a fait rire. Elle n’aurait pas dû.
Cette fracture, je me la suis faite un week-end en Bretagne – et que ceux de mon entourage qui me connaissent savent que rien, jamais rien de bon ne m’arrive lors un week-end en Bretagne. Cet événement en particulier n’échappe pas à la règle. J’ignore pourquoi, mais pour moi, aller en Bretagne, c’est toujours une affaire de sentiments.
Sur le moment, je trouve spirituel d’évoquer le sujet avec Louise, au cours d’une soirée bien arrosée, organisée par l’entreprise où je travaillais à l’époque. Je lui en parle d’une voix douce et grave, parfaitement calculée, le tout avec un sourire partagé, lui aussi, travaillé au millimètre, en nous sommes là, à parler, les yeux dans les yeux, et l’ambiguïté de notre conversation crève l’écran. Quelqu’un rentre se servir un verre, puis nous voit, Louise et moi, parlant comme s’il n’existait pas, et il repart, sans un mot. Louise sourit, elle soutient mon regard, et les secondes s’allongent alors qu’on se regarde – le plus longtemps possible.
Louise, c’est une parleuse – Elle fait partie de celles qui passent leurs soirées dans la cuisine. Louise a un peu bu, et dans les ravages de l’ivresse, elle se penche vers moi, me prend la main, et dans les ondulations éthyliques qui rythment sa soirée, elle rapproche son visage du mien, me souffle la fumée de sa cigarette à la figure.
Juste à côté se trouve Ariane. Ariane, elle, c’est une danseuse. Quand elle s’est trouvée un gaillard aux pied léger elle lance des pas de danse, bouge ses épaules, et teste tout ce que son corps lui permet, le rock de bonne famille, l’électro des boîtes parisiennes, la funk cadencée des journalistes musicaux – tout. Quand elle s’est trouvé un partenaire, ses hanches s’agitent en rythme, dans un mouvement irrépressible qui ne s’arrête qu’au matin, quand la tête embrumée laisse enfin se reposer ses pieds las. Alors, et alors seulement, Ariane s’arrête de danser. Pour l’heure, il est tôt, et Ariane danse tant qu’elle le peut.
Elle danse, bien entendu, sans moi – d’une part par ce que mon pied, à défaut de plâtre, est fermement maintenu par les recommandations de mon médecin qui m’enjoint à trois semaines d’immobilisation totale, et d’autre part, par ce que m’exprimer en bougeant mes épaules, personnellement, j’en suis incapable. A peine forcé par les événements, je passe ma soirée en cuisine, fidèle à mes habitudes, et je parle avec Louise.
Louise me parle, et moi j’écoute tout mon saoûl, puisqu’après tout, je ne peux faire que ça, ce soir, et je ne peux pas m’empêcher de la trouver radieuse, malgré l’alcool, solaire, même, malgré l’évidence de son pas que je sais traître et hésitant.
Louise fait un pas en arrière. Elle porte un trench sans manches qui a pour fâcheuse tendance de lui échapper des épaules. Elle tente de réajuster un bouton, puis me demande de regarder ailleurs, ce que je fais, de bonne grâce. Louise a un peu bu. Je peux lui accorder cela. Quand je daigne reporter mon regard sur elle, le bouton fait toujours disgrâce à son corsage.
-        Laisse-moi t’aider, lui dis-je.
Je m’approche d’elle, attrape le bouton et le remets en place. C’est tout. C’est tout, mais quand je relève les yeux vers Louise, elle n’a pas cessé un instant de rayonner de son aura solaire. Elle ne le fait pas exprès, j’imagine, mais quand je relève les yeux, Louise a posé ses bras sur mes épaules. Nous sommes à quelques centimètres l’un de l’autre. J’ignore comment, mais j’ai mes bras posés sur sa taille. Elle ferme les yeux, penche un instant vers moi. Je sens son souffle et son parfum.
Peut-être est-ce l’alcool. Peut-être veut-elle m’embrasser. En cet instant, je la trouve sublime dans cette faiblesse, et moi, qui ai les bras sur ses hanches, je la regarde dans les yeux, mes lèvres à quelques centimètres des siennes.
Il me suffirait de joindre ma bouche à la sienne pour être un homme heureux. Pourtant, j’hésite, et cet instant d’hésitation dure une éternité. Pendant ce temps, Ariane danse toujours, inconsciente de ce qui se joue à quelques pas d’elle.
Ariane a délaissé son danseur, et est passée à d’autres rythmes. D’à côté, j’entends ses cris de joie alors que ses copines dansent avec elle. Je voudrais que cet instant de doute dure toujours, avec Louise dans mes bras et Ariane dans la pièce d’à côté, et d’un coup, je me sens humain, désespérément humain.
Je ferme les yeux, alors qu’Ariane danse à côté.
Ariane danse à côté, et elle danse seule, par ce que son mec s’est fait une fracture au talon en Bretagne.
Au prix d’un effort surhumain, je m’écarte de Louise. Ses bras lâchent mes épaules, et l’instant s’évanouit lentement. Personne n’a rien vu – personne d’autre que Louise, moi, et le temps écoulé entre nous.
L’espace d’un instant, je regrette de n’avoir pas été un connard. La fracture des amoureux, elle, se creuse, sans me demander mon avis.