lundi 15 novembre 2010

Skinny Love




De l’autre côté de la vitre, la jeune fille me fait un signe, et, alors que le tramway reprend sa route, je ressens comme une grande sensation de vide, comme toujours quand elle n’est plus là. Il paraît que l’amour rend les gens heureux, mais pour moi il n’en est rien. Je n’en ressens que la souffrance, celle que j’éprouve quand elle n’est pas là. La sensation de manque qui grandit en moi, incessamment, et qui m’emplit de peine jusqu’au moment où je peux enfin caresser à nouveau ses cheveux blonds, son odeur, le son de sa voix. En son absence, je n’ai jamais d’autre impression que celle de survivre dans un monde qui m’indiffère.
A chaque fois que nous nous séparons, mon cœur me tiraille, comme s’il était relié à elle par un fil qui se délite et qui faiblit à mesure que la distance nous sépare. A chaque séparation, la douleur me tiraille un peu plus, même quand, comme aujourd’hui, nous décidons de nous revoir le lendemain. Je m’adosse doucement à mon siège, et j’essaie d’oublier, de laisser partir ma douleur. Autour de moi, le monde continue son voyage. Un homme dort contre la paroi, avec son chapeau rabattu sur le visage pour le protéger de la lumière. Celui-là, je le connais, il se réveillera bientôt en s’apercevant qu’il a manqué son arrêt. Une grande silhouette, portant un immense manteau à capuche noir, vient de rentrer dans le bus. Elle n’a pas de billet et doit l’acheter au conducteur, et je la vois qui fouille ses poches à la recherche d’un peu de monnaie. Dans le rétroviseur, je vois distinctement la mine renfrognée du conducteur, qui peste intérieurement contre ce voyageur distrait qui le met en retard sur son horaire. A ma droite, enfin, une femme berce son enfant qui dort dans ses bras, et qui tient dans ses minuscules poings fermés, une mèche de cheveux de sa mère. Cette vue me réconforte, et peu à peu, ma douleur s’apaise. Je sens le tramway qui repart doucement et qui me berce à droite et à gauche. La grande silhouette encapuchonnée a enfin acheté son ticket, il descend l’allée à la recherche d’une place libre.

Deux rangs devant moi, à gauche, un homme sort son téléphone, il compose un numéro que je ne vois pas. Il parle avec inquiétude, quelque chose ne va pas. La mère se penche vers moi et me dit quelque chose, des mots qui me concernent mais que je ne comprends pas. Son enfant est réveillé, et effleure ma poitrine du bout de ses doigts.
- Fond du lac, dit le contrôleur d’une voix morne.
Quel drôle de nom. La grande silhouette devant moi a atteint son arrêt. Elle se lève lentement et remonte l’allée à pas lents et solennels, lorsqu’elle se trouve enfin devant la porte, je la vois qui retire sa capuche. D’interminables boucles blondes tombent sur ses épaules. Je ne vois pas son visage, mais je reconnaîtrais ses cheveux à mille lieues.

C’est elle.

Chaque pas qui nous sépare en s’éloignant devient une torture.
Sans un regard pour moi, elle se lève et descend du tramway, alors j’essaie de me lever, de lui courir après, mais une main se pose sur moi et m’en empêche, c’est l’homme au chapeau, qui s’est enfin réveillé, et qui me dit :
« Elle doit continuer, laissez-la partir sans vous. »
J’essaie de parler, mais j’en suis incapable Les mots peinent à se former dans ma bouche, ma voix ne m’obéit plus. Je repousse la main de l’homme au chapeau et titube dans l’allée à la suite de la femme au manteau noir. Le paysage s’écroule lentement autour de moi, les visages deviennent flous et indistincts. La gravité elle-même semble me jouer des tours, le plancher du bus se dérobe sous mes pas.
Lorsque j’atteins enfin la sortie, je ne reconnais rien. Les murs se délitent sous mes yeux, le monde se retourne et perd sa substance. Le tarmac est remplacé par un champ verdoyant, les murs, les maisons ont disparu. Je la vois qui tourne la tête sans cesser de marcher, et me regarde.
Je comprends soudain que ce n’est pas elle. Elle n’a pas de visage, je distingue à peine un sourire qui s’étire lentement.

- Qui es-tu ?
Elle ne répond pas, elle me regarde à peine, et reprend sa marche. Mais dans la rue, un souffle se lève, fait frissonner les arbres, m’apportant la réponse.
- Aleister, dit le vent.
Je la vois traverser la route, elle court maintenant d’un pas si léger qu’il ne touche même pas le sol.
- Attends !
Un goût de sang dans ma bouche m’empêche de parler encore, et lorsque je tousse, je crache au sol des éclats écarlates. Elle rit, reprend sa course, et chaque pas qu’elle fait la projette dans les airs, toujours un peu plus haut. Elle flotte maintenant entre les immeubles, insaisissable, puis disparaît enfin. Mes jambes ne me portent plus, et je tombe à genoux. Je fais un geste pathétique en direction de la silhouette, puis m’effondre à nouveau au sol.

Lorsque le docteur retire ses doigts de mon cou, il ôte enfin son chapeau, et annonce d’un air grave :
« Il n’y a plus rien à faire pour lui. Je suis désolé. »

Au loin retentit le bruit d’une ambulance qui arrive trop tard. La foule se disperse, la mère berce doucement son enfant, sans rien dire.

Et je m’envole.

12 commentaires:

  1. Ce texte date un peu. Je l'ai écrit peu après avoir ouvert le blog, et puis, comme parfois avec mes textes, je ne l'ai pas publié.

    Comme parfois avec ce que j'écris, je ne l'ai pas publié par ce que je l'aimais trop. Publier un texte, c'est prendre le risque que d'autres ne le comprennent pas, ne l'aiment pas. Alors j'ai laissé l'encre couler sous les ponts, et je le ressors aujourd'hui.

    Voilà.

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  2. Putain! t'es con!
    voilà je pleurs!

    c est superbe ..

    y a rien d'autre à dire

    c'est un vrai plaisir, une joie, de te lire

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  3. Je suis très touché.

    Au risque de me répéter, ce texte fait partie de mes préférés, qu'il te plaise me fait plus plaisir que tu ne l'imagines.
    Je me confesse, c'est grandement inspiré d'un excellent film, Stay, que je te recommande, regarde-le si tu en as l'occasion.

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  4. Ah ben voilà, je m'étais bien dit qu'il m'avait énormément fait penser à Stay, ton texte ! Je peux pas te faire plus beau compliment, on connaît tous les deux la valeur de ce film. Bravo en tout cas, c'est merveilleusement bien écrit!

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  5. Eh bien, je le regarderai dès que possible! ;)
    (ah au fait, tu pourrais enlever la "vérification des mots" apres les commentaires? c'est assez chiant en fait..)

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  6. @Silver : Merci!

    @lot' : Je peux malheureusement pas l'enlever, c'est Blogger qui décide.

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  7. Ben, si tu px l'enlever, moi je l'ai enlevé hein!

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  8. D'une manière générale quand tu aimes ce que tu fais, les autres l'apprécie aussi... C'est pas mon préféré mais je reconnais que c'est un des plus aboutis et qu'un petit frisson m'a parcouru l'échine en le lisant...

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  9. Pour le peu de textes que j'ai lu à l'instant où j'écris, c'est celui-là que je préfère. C'est peut-être le seul que je commenterais.

    Dans les précédents j'avais une vilaine sensation de déjà écrit... Je pense que tu vois de quoi je parle, le genre d'écrits qui ont une atmosphère commune avec d'anciennes lectures, à tel point qu'on se dit qu'on aurait pu le rédiger soi-même.

    Ben celui-là non. Entre les mots y'avait un monde que je connaissais pas, qui m'a surpris, que j'ai aimé.

    Voilà.

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  10. Merci.
    @seikame: Je vois très bien. J'essaie d'éviter, le plus possible, de me contenter de reproduire des textes déjà écrits, mais bon, tu t'en doutes, c'est pas forcément évident.
    Ravi que celui-ci te plaise, et, qui sait, tu en trouveras peut-être d'autres qui te toucheront.

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  11. Le problème c'est que ça dépendra toujours des personnes ça.

    Je l'ai pas commenté mais le texte sur l'histoire de fesses au bureau m'a bien fait rire. Les autres je verrais.

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  12. J'étais passé à côté de ce texte ! Oo

    Il est magnifique, vraiment.

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