jeudi 4 novembre 2010

Ligne De Faille

Je n’étais séparé d’elle que par une ligne de goudron noir, que j’hésitais à traverser. Une ligne de faille, un point de non-retour. De l’autre côté, à la terrasse du café où je devais la retrouver, je la voyais de l’autre côté qui m’attendait, facilement reconnaissable à l’écharpe qu’elle avait convenu de mettre.
Avec ou sans écharpe, j’aurais reconnue cette fille à mille lieues. Assise sur le bout de sa chaise, les mains enfouies dans ses manches trop longues, elle regardait de temps à autre si quelqu’un arrivait. Elle m'attendait.

Maintenant que j’étais de l’autre côté de la rue, cette rencontre me semblait suicidaire.

A quoi m’attendais-je ?
Quinze ans de doutes, d’idéalisations, de fantasmes, allaient-ils disparaître en un instant ? Je m’étais menti pendant des années, j’avais imaginé, pendant tout ce temps, ce à quoi j’espérais qu’elle ressemblerait. Julie était devenue la femme parfaite…
Ma Julie.
Cent pages de dessins n’avaient fait qu’aggraver les choses. Je n’avais fait que plonger toujours plus profond dans une fille qui était de moins en moins Julie, et qui était de plus en plus cette fille aux cheveux châtain que je dessinais tous les jours. Mon personnage.

Le temps est un menteur qui susurre d’agréables fantasmes dans nos oreilles, et qu'on finit par croire, de guerre lasse. J’avais gardé dans ma mémoire tant de souvenirs agréables, le toucher de sa main quand elle s’approchait de moi… L’odeur de ses cheveux, la douceur de son pull quand nous dansions serrés l’un contre l’autre, tant de souvenirs que je chérissais…
Des reliques d’une relation évanescente, sans consistance, faite de millions de petits riens qui rendaient notre quotidien supportable.

Pendant les années qui suivirent, Julie m’avait accompagné, chaque jour, chaque instant. Son souvenir s’accrochait à chacun de mes pas, elle était mon ombre, ma compagne invisible. A chaque déception sentimentale, chaque rupture, j’en revenais à Julie, comme si cette romance ratée était la seule digne d’être vécue.
Aujourd’hui, en acceptant de la revoir pour de vrai, j’acceptais enfin de prendre le risque de faire le deuil de cette période de ma vie, de toutes ces années où j’avais vécu pour elle, dans mon monde.

Il était temps de cesser de rêver. Je m’étais résolu à affronter le cours des choses. Julie ne m’apparaîtrait désormais plus comme ce coup manqué, cet échec adolescent, mais comme une vraie femme de chair et de sang, au traits moins parfaits, au courbes moins belles, mais réelle.

De l'autre côté de la ligne de faille, Julie me cherche du regard. Pour une raison que j’ignore, elle semble croire que j’arriverai sur le même trottoir qu’elle, et elle regarde à droite et à gauche, sans jamais me voir.
Cela m’amuserait, si je n’avais pas conscience de l’importance décisive de ces instants sur le reste de ma vie.

J’essaie d’imaginer à quoi ressemblerait mon existence, si, il y a quinze ans, j’avais pris mon courage à deux mains, et que j’avais embrassé cette fille sur la piste de danse. Je ne sais pas à quoi ressembleraient aujourd’hui mes journées. Je suppose que j’aurais traversé la route, que j’aurais profité d’un instant d’inattention pour lui cacher les yeux. Elle aurait fait semblant de ne pas me reconnaître, puis ri. Je me serais assis à côté d’elle, échangé un baiser léger, de ceux qu'on donne sans y prendre garde et qui s'envolent en un instant, et puis nous aurions bavardé autour d’un café.
Ou peut-être pas. Peut-être qu’après huit jours d’un vague relation, nous nous serions lassés l’un de l’autre. Et que la vie aurait repris son cours, que j’aurais été heureux, quand même.

Ce qui est sûr, c’est que si je n’étais pas resté bras ballants, incapable de faire le moindre geste, je ne serais pas ici aujourd’hui. Mes choix, ma vie, mes projets avaient été guidés par l’ombre de Julie par-dessus mon épaule, et la rencontrer pour de vrai me donnait l’impression de la trahir.
De la tuer.


De l’autre côté de la ligne de faille, Julie attend quelqu’un. Son café est fini depuis longtemps, et, du bout de son doigt, elle fait des dessins dans le sucre épars sur la soucoupe. La table est un peu bancale, et chaque fois qu’elle pose son coude, la tasse bouge dans un petit son de porcelaine.
Elle caresse doucement son écharpe soulevée par le passage des voitures derrière elle, lorsqu’elle sent quelqu’un dans son dos.

Mais quand elle se retourne, il n’y a personne.

C'est un fan-art d'Etat des Lieux, de Monsieur To, Une BD que si vous ne la connaissez pas, nulle rédemption n'est possible.
Son blog est dans mes liens, allez y faire un tour si vous êtes des hommes.

7 commentaires:

  1. De très jolies choses et très justes, très bien senties et fines dans ton texte.

    RépondreSupprimer
  2. Wo putain eh wo. Je mets ça de côté et j'te fais un lien à la prochaine mise à jour :)

    Merci beaucoup Link3r, fallait pas faire ton timide, c'est vachement cool :)

    RépondreSupprimer
  3. Merci beaucoup!
    *Faint*

    Je voulais faire une famapoële mais Etat des lieux m'inspirait. La raison de ma timidité est que Etat des lieux étant plutôt autobiographique, j'avais l'impression de m'incruster dans ta vie privée, ce qui mes gênait un peu.

    Anyway, ravi que ça vous plaise!

    RépondreSupprimer
  4. Link3r ceci est un chef d oeuvre, tiré d un chef d oeuvre
    comment tu fais?
    je suis jalouse

    Tu exprimes tout ca, tellement bien
    c est fluide, simple, tout en étant compliqué et avec pleins de trucs.
    ceci devient officiellement un de mes textes préférés

    Et Merci à Monsieur To aussi :p

    RépondreSupprimer
  5. Bha comme d'hab je kiffe, et comme d'hab ca manque d'une petite relecture pour supprimer les répétitions et lisser certains passages :D

    RépondreSupprimer
  6. @Lotemouch: Ha ben c'est pas très difficile. Il suffit d'un bon sujet, d'un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance (là c'était Kettering de The Antlers) et tu écris, réécris et recorriges jusqu'à ce que le résultat soit décent :P
    Les textes se prêtent infiniment mieux à l'introspection, je trouve l'exercice infiniment plus difficile quand il est dessiné. à l'écrit, c'est juste... tellement facile que j'en ai l'impression de tricher ^^

    @Niko: Tu m'as doublé de peu, j'allais faire une relecture quand tu as posté le commentaire. Dont acte.

    En tout cas, merci à vous deux, ça fait toujours très très plaisir de recevoir des commentaires!

    RépondreSupprimer
  7. J'ai beaucoup beaucoup aimé.
    Tu contes bien les histoire à l'écrit...

    (Pour avoir des chances de rédemptions, je suis allé lire la BD de Mr To, quand même... )

    Merci de nous faire partager tes textes qui sont un vrai régal ^^

    RépondreSupprimer