lundi 3 janvier 2011

Dies Irae

 -         Kyrie ? C’est Yan. Je… J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
Le silence qui suivit fut de ceux qui précèdent la fin du monde.
-         Ils ont interné Alec. Il a fait une nouvelle crise hier, on n’a pas pu faire autrement.
Ces mots, je les ai tant redoutés... Depuis des semaines, je les ai senti approcher, je les ai redoutés comme la mort qui rôde. J’avais lu la folie dans le regard d’Alec, cette étincelle, que Laura, sa petite amie, avait été si souvent capable d’étouffer. Visiblement, Alec avait cette fois-ci eu un accès qu’elle n’avait pu calmer.
-         Vous... Vous avez bien fait, je réponds. Je sais que ça a dû être difficile pour toi de le voir comme ça, mais tu as fait ce qui fallait.
-         J’ai pensé que tu voudrais savoir… Laura n’approuverait pas que je t’en parle, mais tu as le droit de savoir. J’espère que ça ira pour toi, ma chérie.
-         Ne t’inquiète pas pour moi, lui dis-je. Je passerai le voir dans la semaine.

La conversation se coupa sans un mot de plus, la tonalité d’appel résonnant un instant, pendant lequel je tentais d’assimiler les informations. Le combiné m’échappa lentement des mains. Je m’effondrai enfin sur le sol, à même le mur, tandis que le combiné pendait au fil le rattachant à sa base.
Je sentis les larmes monter à mes yeux, et sans même essayer de les retenir, je me laissai aller à mon désespoir, prostrée entre le meuble de l’entrée et la fenêtre.
Les jambes ramenées contre ma poitrine, le visage enfoui dans les bras, je pleurai sans pudeur ni retenue.

      Alec était mon ex, et mon meilleur ami. Nous nous étions tournés autour pendant des mois, puis avions fini par sortir ensemble. Notre relation n’avait guère duré longtemps, ni lui ni moi n’étions assez stables pour nous convenir. Nous nous détruisions mutuellement : Alec et sa maladie, moi avec mes crises de dépression.
Il avait fini par rencontrer Laura, qui, je crois, lui avait apporté ce que je n’avais pas été en mesure de lui offrir. Elle l’avait soutenu pendant son traitement, l’avait aidé à surmonter ses crises. Il s’était accroché à elle, et il avait commencé à voir le bout du tunnel.
Pourquoi avait-elle fait tout ça ? Je l’ignorais. J’avais été profondément amoureuse d’Alec pendant un moment, mais jamais je n’aurais été capable d’une telle abnégation, et je crois que c’est pour cette raison que quand elle était arrivée, je n’avais pas retenu Alec, et avais laissé Laura le sauver, le tirer de sa folie.
            Laura, la belle et blanche Laura. 

J'avais préféré le voir heureux avec une femme qui s’occupait de lui, plutôt qu’avec moi qui le détruisais. C’était ma manière à moi de lui témoigner mon amour. Pendant les deux ans que ces deux-là avaient passés ensemble, j’avais aimé Alec par procuration, me délectant de le voir si heureux et épanoui, sans oser m’immiscer dans un couple où je n’avais rien de bon à apporter.
Et j’étais profondément envieuse de cette femme qui lui apportait tout le soutien dont il avait besoin, sans une plainte, sans un reproche. Elle excellait là où j’avais échoué. Alec et moi nous aimions, mais n’étions pas faits pour être ensemble. J’étais la femme qu’il avait aimée, Laura était celle qui le rendrait heureux.

Je sortis de la contemplation de mon propre passé, cherchant en vain une bouteille encore pleine afin d’étancher mon amertume. La table de la cuisine était jonchée de bouteilles vides, reliques fragiles d’un soir d’ivresse.
            Je renonçai à l’alcool, contrainte d’affronter la douleur dans sa pénible clarté. Le salon  était inhabitable, son sol couvert de pots de peinture qui séchaient lentement, d’une toile à moitié finie qui trônait sur un chevalet. J’attrapai un verre rempli de white spirit dans lequel traînaient deux pinceaux usés. J’en saisis un, que je projettai contre la toile. Le pinceau rebondit, tomba au sol, laissant sur le portrait une marque dissoute, pareille à une larme, sur la joue de mon modèle.
J’avais encore besoin d’étancher un peu ma colère, alors je me jetai sur un couteau, lacérai et lardai la toile de coups de poignards, jusqu’à ce qu’il n’en reste que quelques lambeaux épars, accrochés à un cadre.
            La lame tomba sur le sol, je repris mon souffle, le cadre m’apparut soudain comme une vain expiatoire à ma colère. Une commande de portrait, exécutée sans grande passion, qu’il me faudrait recommencer plus tard, au grand dam d’un client qui râlerait sur mon incapacité à tenir un délai. Je baisserais les yeux, et lui ferait semblant de me pardonner, en échange d’un rabais. L’argent qu’il me donnerait paierait à peine le prix de la toile, et je ferais semblant d’être contente.

            Il me fallut deux jours pour me décider à aller voir Alec. Je me tenais au côté de Yan, son frère, devant la vitre qui ouvrait sur la cellule qui maintenait mon ami prisonnier.
-         Merci d’être là, dis-je.
-         De rien. Ils n’acceptent que les visites des membres de la famille. Sans moi, tu n’aurais pas pu venir.
-         Que s’est-il passé ?
-         Des hallucinations, je pense. Il s’est attaqué à quelqu’un dans le métro. Lorsqu’on leur a amené, il était toujours en phase de repli, le médecin l’a mis sous anxiolytiques.
-         Je peux rentrer ?
-         Si tu veux. Il ne parle pas, il n’a même pas reconnu Laura.

J’entrai dans la pièce, une pièce blanche, aseptisée, aux meubles cloués sur le sol, aux tables aux bords arrondis. Pas de draps, juste une couette. Alec, dans un coin, ne me voyait pas, semblant dans un autre monde. Les médicaments lui donnaient l’air éteint, et sa maladie, sa posture, tremblante, un peu agressive, sauvage. Il ressemble à un lion sur le point de mourir.
            Je posai ma main sur son épaule, il ne bouge pas.

-         C’est moi, Kyrie. Tout va bien.
Il ne me regarda pas, se balança doucement sur ses pieds, comme s’il essayait de se bercer lui-même. Je le pris dans mes bras, et je me berçai avec lui, tentant de le faire réagir, doucement, de me rappeler à sa présence.
Pas un geste. Dans son monde, je n’existais pas. Il ne me restait qu’une chose à faire.

-         Alec, c'est Alice.
Enfin, il tourna ses grands yeux cernés vers moi, me dévisageant de ses grands yeux vides, à l'expression indéchiffrable. Puis je l’entendis murmurer, doucement, de manière à peine audible :
-         ’Twas brillig, and the slithy toves…
-         Did gyre and gimble in the wabe, je murmure à mon tour.
-         All mimsy were the borogoves, répond-il.
Nous récitâmes la comptine, serrés l’un contre l’autre. Autour de nous, les ombres s’agitaient. Des voix, des visages menaçants, des fantômes oubliés, qui tournaient autour de nous dans un étrange ballet macabre. Autour de moi, tout n’était que noirceur, et je pus sentir, autour de moi, sa peur, qui transpirait sur les murs. Les regards se resserrèrent, autour de lui, se jetèrent sur son esprit, comme voulant le dévorer. Moi, autour, j'espérais pouvoir le protéger, et je crus pendant un instant que j'allais, moi aussi, me faire dévorer par les ombres, comme un essaim d’abeilles qui nous tourmentaient, nous piquaient, saisissant à chaque passage un nouveau fragment de notre raison.

Puis notre murmure commun cessa. Alec retomba dans son mutisme, et lentement, la lumière et les couleurs revinrent. Le calme de sa cellule. Le souffle me manquait, et la tête me tournait, comme revenue d'un enfer qui avait duré une petite éternité. Je fus prise de pitié pour Alec, qui supportait ses démons depuis trois jours, moi qui étais incapable de le supporter plus de quelques instants.

Lorsque je sortis, Laura m’attendait devant la porte. Dans son regard brillant, je lisais un monde d’émotions. De la peine, de l’angoisse, de la fatigue… Et de la peur, aussi.
De la peur que ce soit la dernière crise d’Alec, qu’il ne s’en remette jamais. De la peur de me voir, moi, si attachée à lui. De la peur de le perdre. Laura n’avait rien d’un ange, elle était humaine, et profondément attachée à son petit ami, et à cause de cela, je crois qu’elle avait peur de moi.

Je tentai une phrase, mais rien ne sortit. Les mots me manquaient. Je me contentai de sortir, puisqu’après tout, si Laura avait pu parler, c’est ce qu’elle m'aurait demandé. Devant l’hôpital, Yan m’attendait, assis sur un banc, en train d’écouter de la musique, les yeux fermés.
-         Alors ? me demanda-t-il.
-         Alors quoi ?
-         Comment va-t-il ?
-         Mal, je réponds. Il est complètement refermé sur lui-même, il ne m’a même pas reconnue.
-         Tu lui parlais, pourtant…
Je soupirai.
-         Je ne lui parlais pas. Pas vraiment. C’était une comptine, que nous chantions de temps en temps, quand il n’allait pas bien, un poème inventé par Lewis Carroll.
-         Celui d’Alice ?
-         Oui. Quand il est comme ça, je ne peux pas lui parler. Le monde n'a pas de prise sur lui. Ce poème est un pont entre notre monde et le sien, si tu veux. Les mots sont vides de sens, ou plutôt, ont un sens que lui comprend, mais qui respecte des règles de notre langue à nous.
-         Et cela l’aide à sortir ?
-         Non. Mais cela m’aide à entrer dans son monde.
-         J’aimerais comprendre comment il fonctionne, dans ces moments, soupire Yan. Je pourrais peut-être l’aider.
-         C’est là que tu fais erreur. Il n’y a rien à comprendre.

5 commentaires:

  1. Joli texte.
    La fin nous laisse un goût de trop peu, on veut savoir le fin mot de l'histoire, qu'est-ce qu'il va se passer ensuite pour Alec, pour Kyrie ...?
    Quelque part, c'est pas non plus un défaut, puisque le texte nous amène à rêver (ou réfléchir, ça dépend de comment on voit les choses) la suite de l'histoire.

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  2. mouha! c'est beau!
    C'est vrai qu'on aimerais la suite ^.^

    Par contre, une critique >.< (elle vaut ce qu'elle vaut, pour le peu que j'écris moi aussi) Stop au saut passé/présent dans les verbes du narrateur! (je réponds => répondis-je for exemple... ou alors tout mettre au présent, aussi simple)

    voila voila =)

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  3. Ta critique est tout à fait fondée, j'ai commencé le texte au présent, puis tout passé au passé... Certains verbes m'ont échappé au moment de corriger, ce n'est pas volontaire.

    La concordance des temps, c'est chiant, parfois.

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  4. Non, la concordance des temps c'est chiant tout le temps...
    J'ai lu le texte hier soir et j'ai eu un peu de mal à calculer tout de suite qui était qui (je comprends maintenant comment les gens se sentent quand je balance 3 personnages dans une phrase). Mis à part ça et les verbes pas concordant (les salauds) j'ai beaucoup aimé l'idée!

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  5. Une ambiance glauque dans laquelle on entre assez vite ! Même si je suis pas fan de ce genre d'histoire j'ai bien aimé :)

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