jeudi 15 juillet 2010

Un truc de Guerre

Je m'appelle Jonathan, j'ai dix-neuf ans, vingt dans quelques jours. Là d'où je viens, je n'ai pas le droit de boire une bière, par contre, j'ai le droit de mourir pour ma patrie.
Aujourd'hui me voilà dans cet hélicoptère, un fusil à la main. Comment suis-je arrivé ici? Le sol défile sous mes pieds, un officier dont j'ai déjà oublié le nom nous débite en continu des informations sur l'importance de notre mission.
Je ne me leurre pas. On n'envoie pas un bleu comme moi dans une mission importante.
Le danger, en revanche, est bien réel, et, alors que l'hélicoptère passe en vol stationnaire au milieu d'une place déserte, je sens mes mains trembler d'appréhension. C'est la première fois que je quitte mon pays, et je suis éperdu d'admiration devant le spectacle de la ville couleur sable qui s'étend devant moi. A l'approche du sol, la réalité se rappelle à ma contemplation. Des voitures ont brûlé, le marché, à quelques rues de moi, dont les tentures de toutes les couleurs m'ont tant séduit, est déserté de sa population.
Quelqu'un pose sa main sur mon épaule, quelqu'un aurait-il de la compassion pour moi?
Non. On me montre un long câble noir que je descends en rappel, et en quelques secondes, je suis de retour sur la terre ferme.
Autour de moi, au loin, résonnent les bruits du combat: rafales de mitraillettes, explosions et clameurs de bataille retentissent dans toute la ville. Je ne me souviens pas précisément de mon briefing de mission. Ce dont je me souviens, très bien, en revanche, sont ces paroles.
« Votre mission est simple. Nettoyez la zone. Vous voyez un ennemi, vous tirez, vous le tuez. »
Difficile de faire plus simple en effet.

J'épaule mon fusil, et j'avance lentement dans la ville déserte. Mes sens sont en éveil, et je suis attentif à tout bruit, tout mouvement. Mais ici, iln'y a rien, rien d'autre que le sifflement du vent dans les câbles électriques qui me surplombent, rien d'autre que les tourbillons du sable soulevé par le vent.
Rien d'autre que le silence immobile, entrecoupé de temps en temps par la mort.
Alors nous avançons, tous les cinq, en formation, attentifs, tous ensemble.

Un mouvement devant moi. Par réflexe, je tire, sans regarder. Je l'ai raté. Tant mieux, ça aurait pu être un allié.
Une balle claque près de moi, tout près. Ce n'était pas un allié. Je me jette à couvert, derrière un muret, et nous tenons prêts à nous battre, de part et d'autre de la petite rue. Des tirs se font entendre, d'abord de l'autre côté de la rue, puis du mien. Je pointe mon arme, tremblant et transpirant, et je tire, sans viser. Aucune de mes balles ne touche son but.
À ma gauche, un homme tombe en hurlant, foudroyé par une rafale. Il gémit de douleur en se convulsionnant sur le sol. En face un nouveau tir vient l'achever. Il ne bouge plus.

J'épaule mon arme, et je passe ma tête par dessus le muret, prêt, cette fois, à tirer pour tuer. Un homme se profile dans mon viseur.
Je suis fasciné par la quantité et la précision des informations qu'en cet instant je parviens à relever. Un homme à la peau basanée, pas très grand, aux cheveux courts, une cicatrice sur le front. Il est très jeune, dix-sept ou dix-huit ans, pas plus. Il porte un t-shirt blanc maculé de taches de poussière et de cambouis, déchiré en plusieurs endroits. Il est armé -évidemment-, mais il n'aura pas le temps de viser. Je n'ai qu'un geste à faire, si infime pour moi... Un simple muscle, et en face de moi, une vie entière sera anéantie.
Nos regards se croisent. Dans ses yeux, je lis la peur.
Que lit-il dans mon regard à moi?

Je ne tire pas. Non, je baisse mon arme et me remets à couvert. Autour de moi, personne n'a rien vu. Mes équipiers tirent sans hésitation, eux. Ils savent que quand la démocratie et la liberté sont en jeu, le doute est un luxe que nul ne peut se permettre.
J'aimerais tant avoir cette assurance stupide et bornée.

Tout près de moi, mon équipier tire sans hésitation. Puis l'officier nous désigne tous les deux.
« On va les prendre à revers, restez là et couvrez-nous. »

J'acquiesce, puis je regarde les deux hommes s'éloigner. Nous ne sommes plus que deux. Combien d'adversaires nous font face? Trois, peut être quatre. À côté de moi, mon voisin finit de recharger son arme, une mitrailleuse lourde. Il se lève, et avec un rire sauvage, arrose la rue d'une pluie de balles pendant près de dix secondes.
Une balle de précision se loge dans sa tête, et fait exploser son crâne. Le reste de son corps vole à plusieurs mètres en arrière. Je suis maintenant seul, éreinté, couvert de sang... et mort de trouille. Adossé au muret, seul garant de ma survie, je serre contre moi mon arme. Je n'en peux plus, je suis fatigué et angoissé. Je veux être chez moi.
Je n'ai aucune chance de m'en tirer, seul face à trois personnes, mais en même temps, je ne veux pas mourir. Il ne me reste qu'une chose à faire : Prendre ses jambes à son cou.
Je bondis et, et je fuis, comme si les chiens de l'enfer étaient sur mes pas. Une balle siffle derrière mon oreille. Encore quelques mètres et je serai hors de portée. Le souffle vient à me manquer, mes poumons sont en feu. Chaque pas ébranle mon corps entier, et résonne jusque dans mon crâne, chaque battement de mon cœur semble sur le point de faire exploser mon crâne, me rappelant, à chaque seconde qui s'écoule, que je suis encore vivant.
Un nouveau sifflement, un peu plus près. Il faudrait, pour bien faire, que je courre en zigzag, mais j'ai trop hâte d'être loin pour faire des détours. Je n'ose pas non plus regarder derrière moi. Alors je cours de toutes mes forces, un pas, un autre, encore un. Je suis presque hors de-
Une balle se plante entre mes omoplates. Elle a probablement été tirée de loin,  car mon gilet pare-balles suffit à m'en protéger. Le choc me projette en avant, mais je ne tombe pas, non, je continue à courir, sans perdre un instant, trop heureux d'être vivant.
La seconde balle qui me touche quelques instants plus tard, est moins clémente. Je suis touché au mollet. Je trébuche sur le sol poussiéreux.
Ne pas penser à la douleur qui me lancine la jambe, ne pas penser que je suis maintenant une cible facile, que je peux être abattu à tout instant. Continuer à avancer, courir presque, le bout de la rue n'est plus loin. Des larmes de douleur coulent sur mes joues.
Enfin, je dépasse l'angle, je suis à l'abri. Plus personne pour me tirer dessus, je suis vivant. Je cours encore pendant quelques minutes pour être sûr de semer mes poursuivants. Rester dans la rue est trop dangereux, j'y serais vulnérable. Non, je passe une porte, la première que je trouve ouverte.

Je suis dans une salle de classe. Sur le tableau noir, des mots écrits à la craie, auxquels je ne comprends rien. Je m'effondre sur la première chaise que je trouve, et j'examine ma plaie. La balle s'est logée dans le mollet, mais n'est pas ressortie. J'appuie doucement sur mon tibia. Pas de douleur, la balle n'a donc pas atteint l'os. En revanche, pas moyen d'extraire la balle. Je n'ai ni médicaments, ni premiers secours, pas même un désinfectant.
Alors j'attends. Je ne sais pas bien ce que j'attends, puisque aucun secours ne sait que je suis ici. J'espère qu'on me retrouvera, mais rien n'est moins sûr. Tout ce que je sais, c'est que pour l'heure, je suis vivant.

Je déchire un morceau de T-Shirt avec mon couteau. Je n'ai rien de mieux. Je voudrais en faire un bandage, mais le tissu est trop court, Il est à peine assez long pour faire le tour de mon mollet. Finalement, j'éponge le sang qui coule de ma jambe, et compresse la plaie de la paume de ma main. Je n'ai rien de mieux à faire.
Et j'attends. Les heures passent, interminables. Je sombre lentement dans le sommeil, parenthèse de paix dans cette journée atroce. La nuit tombe, le froid commence à se faire sentir.

Dehors, un bruit attire mon attention. La porte s'ouvre lentement, et un homme en passe le pas. Il tient une AK-47 dans les mains qu'il pointe sur moi en tremblant.
Je dévisage cet homme qui me fait face, mais je n'arrive pas à distinguer ses traits. Après un effort immense, je le reconnais. C'est l'homme que je n'ai pas pu tuer tout à l'heure. Nos regards se croisent. Je suis blessé et désarmé, il me tuera sans difficulté.
Je tente de me lever, mais mes bras et mes jambes ne m'obéissent plus. Comment une blessure à la cuisse peut-elle m'empêcher de bouger mes bras ou ma jambe valide? Je suis cloué au sol, ma vue elle même est trouble, et il me semble voir la scène d'un autre point de vue, comme si je n'étais pas cet homme engourdi et incapable de faire un geste.
J'ai terriblement peur de mourir, mais savoir que je serai exécuté par ce jeune homme a quelque chose de réconfortant. Je n'aurais pas aimé mourir de la main d'un inconnu. Il ne baisse pas sa garde, mais me vise sans plus bouger. Me regarde-t-il au moins? Je n'en sais rien, je n'arrive pas à voir dans ses yeux.
Il dit quelques mots, que je ne comprends pas. Quelques mots qui pourraient aussi bien marquer ma condamnation a mort que ma survie. Un silence tendu s'installe. Il me pointe toujours de son arme, il n'a guère qu'un geste à faire pour me tuer.

Il me regarde, regarde ma jambe, étendue sur une chaise. Puis, très lentement; il range son couteau dans sa poche.
Couteau? Il avait une mitraillette quelques secondes plus tôt.
Semblant enfin se décider, il fouille dans une besace pendue à son épaule, en sort quelques objets, qu'il me lance, avant de repasser par la porte et prendre la fuite.

Le silence de la nuit revient, entrecoupé par les clameurs lointaines du combat. A mes pieds, des pansements, un briquet et un paquet de cigarettes. Je tente de saisir les objets, mais j'en suis toujours incapable. Ma vue se trouble à nouveau, puis je retombe dans les ténèbres.
Bon, un nouvel exercice de style.
Cette fois, la contrainte était de mettre une scène d'action, un type de texte avec lequel je suis inconfortable au possible.

Le reste, je le dois à Lévinas, un philosophe que j'apprée beaucoup. Sa théorie est que "Le visage est ce qui nous interdit de tuer", et cette citation est une thématique essentielle au texte.

J'ai bien conscience de la prévisibilité du texte, on sait tous ce qui va se passer dès les premières lignes, seulement il n'y a rien de plus insupportable que les textes avec une chute inattendue rien que pour le plaisir. L'inconnu aurait pu lâcher une grenade dégoupillée plutôt que des cigarettes, mais ça aurait fait moche dans le paysage (quoique rigolo).

Ah, et oui, le héros est lâche. Il n'est pas donné à tout le monde d'être un héros.

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